Conclusions du colloque
5. L’ascèse, avec ses multiples dimensions, est apparue comme un impératif essentiel dans l’intendance de la création par l’homme. Ascèse personnelle et ascèse collective. Nous savons assez bien, même si nous la pratiquons mal, ce qu’implique l’ascèse personnelle. Nous ignorons presque tout des lois d’une ascèse communautaire au niveau de la société. Les réponses classiques de l’ascèse personnelle et communautaire à échelle réduite sont la modération, se contenter du nécessaire, ne pas envier le nécessaire dont l’autre a besoin (voir RB 55,22), le partage…
Mais l’échelle de la crise a changé. Elle n’est plus locale ou régionale, mais mondiale et globale. Nous savons désormais que les modèles de développement économique que nous subissons (et favorisons) sont insoutenables. La terre est ruinée, les richesses sont concentrées, la pauvreté de tant d’hommes et de femmes bafoue leur dignité humaine.
Aujourd’hui, par ailleurs, il y aurait aussi pour les Églises et les théologiens une invitation à pratiquer l’ascèse de l’écoute des simples et des savants. Les simples d’abord : je voudrais, pour l’illustrer, vous raconter une histoire, qu’on m’a rapportée il y a déjà plus de trente ans. Il s’agit d’un linguiste éminent, étudiant les langues des Indiens de l’Amazonie. S’y étant rendu, il avait rédigé une grammaire d’une de ces langues. Un jour qu’il se déplaçait d’une tribu vers une autre, par la forêt amazonienne, et qu’il était accompagné par un indigène, celui-ci lui demanda: « As-tu soif? » Il répondit : « Oui. » Et l’indigène est monté sur un palmier, a pris une noix de coco et en est redescendu. Quand le chercheur eut fini de boire la noix de coco, son guide lui demanda: « As-tu encore soif? » Et lui : « Oui. » L’indigène est remonté sur l’arbre pour lui offrir une deuxième noix de coco. Après cette deuxième noix de coco, il lui demanda: « As-tu encore soif? » Le linguiste répondit : « Non. », et lui demanda à son tour : « Mais pourquoi ne donnes-tu pas un coup sec, de sorte que les noix de coco tombent de l’arbre ? » Et l’indigène répondit : « Pour que le suivant, qui passe ici après nous, ait quelque chose à boire ». C’est une grande leçon des « simples » : se contenter du nécessaire.
Prenons un autre exemple pour illustrer l’attention des saint pour la vie quotidienne des hommes. En témoigne cet apophtegme attribué à saint Macaire l’Égyptien :
Macaire l’Égyptien vint un jour de Scété à la montagne de Nitrie pour la messe de l’abbé Pambo, et les vieillards lui dirent : « Dis une parole aux frères, Père. » Il dit : « Moi, je ne suis pas encore devenu moine, mais j’ai vu des moines. Un jour, en effet, comme je me tenais dans ma cellule à Scété, les pensées me harcelaient, me disant : “Va-t-en dans le désert et observe ce que tu y verras.” Je persistai à lutter contre la pensée cinq ans durant, me disant : Peut être vient-elle des démons ? Et comme la pensée demeurait, je m’en allai dans le désert. Je trouvai là une étendue d’eau, et une île au milieu : et les bêtes du désert venaient s’y abreuver. Au milieu d’elles j’aperçus deux hommes nus ; et mon corps frémit, car je crus que c’étaient des esprits. Eux, me voyant frémir, me dirent : “N’aie pas peur, nous aussi, nous sommes des hommes.” Et je leur dis : “D’où êtes-vous et comment êtes-vous venus dans ce désert ?” Ils dirent : “Nous sommes d’un monastère de cénobites, et, d’un commun accord, nous sommes venus ici, voilà quarante ans ; l’un est Égyptien, l’autre Lybien.” Puis ils m’interrogèrent eux aussi, disant : “Comment va le monde ? Est-ce que l’eau arrive bien en son temps ? Le monde est-il prospère ?” »
La première question après quarante ans de solitude ? « Comment va le monde? » ? est déjà un indice d’une communion profonde. « Est-ce que l’eau arrive bien en son temps ? » : pour un Égyptien, la pluie qui descend est vie, promesse de fécondité de la terre grâce au Nil. « Le monde est-il prospère ? » L’apophtegme montre donc une proximité avec le monde, qui me semble un signe de l’authenticité de l’ascèse.
« “Comment va le monde ? Est-ce que l’eau arrive bien en son temps ? Le monde est-il prospère ?” Je leur dis : “Oui !” Puis à mon tour je leur demandai : “Comment puis-je devenir moine ?” Ils me dirent : “Si on ne renonce pas à toutes les choses du monde, on ne peut devenir moine.” Et je leur dis : “Moi, je suis faible et ne puis faire comme vous.” Et ils me dirent : “Si tu ne peux faire comme nous, reste dans ta cellule et pleure tes péchés.” Je leur demandai : “Quand vient l’hiver, n’êtes-vous pas gelés ? Et quand vient l’été, n’avez-vous pas le corps brûlé ?“ Ils dirent : “Dieu nous a fait cette existence et nous n’avons pas froid en hiver ni ne souffrons de la chaleur en été.” Voilà pourquoi je vous ai dit : Je ne suis pas encore devenu moine, mais j’ai vu des moines. Pardonnez-moi, frères. »
Les saints, donc, n’oublient pas la vie quotidienne et les besoins des hommes. Mais l’apport des savants est également important. La théologie ne répond pas à tout. Elle peut nous offrir une vision juste de l’homme, de Dieu, de la création. Mais nous avons besoin des hommes et des femmes qui travaillent jour après jour à des réponses alternatives et responsables de la crise écologique. Ayons l’humilité de les écouter. C’est là sans doute une modalité de notre ascèse au XXIe siècle.
6. Nous aurions dû sans doute, au niveau théologique, prêter davantage d’attention à l’œuvre de l’Esprit saint. Dans l’entre-deux de la résurrection du Messie et de sa seconde venue, c’est l’Esprit qui achève et parachève l’œuvre de salut que le Père a confié à son Fils. Ce n’est pas un hasard que le grand psaume de la création (Ps 103 LXX) demande son envoi sur la création et sur le travail des hommes, afin qu’il les renouvelle. L’homme peut-il être le gardien de la création sans l’assistance de l’Esprit du Christ, qui n’est pas seulement celui qui illumine, mais aussi dynamis, puissance de Dieu ?
7. Relevons enfin un souhait déjà exprimé par le métropolite Jean de Pergame, dès le début du colloque. Le service de la préservation et de l’assainissement de l’environnement doit devenir une diaconie commune des Églises. Cette diaconie est une chance qui peut rapprocher les Églises en les rapprochant de l’humanité souffrante et de la nature défigurée par le péché de l’homme.
Nous devrions aussi chercher ensemble à trouver ce regard juste dont il a été question à plusieurs reprises sur la création de Dieu. Nous avons bien fait de chercher une vision théologique authentique, qui inclue la création, une vision iconique et liturgique ; mais nous avons par ailleurs à corriger et à convertir notre relation au monde qui nous environne en fonction de cette vision juste. Je voudrais rappeler ici une sagesse pratique qui est à la racine des réussites monastiques. Saint Benoît dit, à propos de l’économe du monastère ou du cellérier, qu’il regardera « tous les objets et tous les biens du monastère comme s’il s’agissait des vases sacrés de l’autel. Il ne traitera rien avec négligence. » (RB 31,10-11). Tout, de la cuisine au jardin, doit être traité comme s’il s’agissait des vases contenant le corps et le sang du Christ.
Nous célébrons aujourd’hui la fête de la naissance de la Mère de Dieu, la Sainte Vierge. Il s’agit de la première grande fête de l’année liturgique byzantine. On pourrait considérer cette fête comme le germe, humble et caché, que Dieu dépose dans son Peuple élu. Il prépare une terre vierge, d’où façonner le nouvel Adam, qui sera aussi son propre Fils. L’Esprit saint est à l’œuvre pour édifier la nouvelle arche de l’alliance et le Temple qui sera le corps du Messie ressuscité. Les grandes merveilles de notre salut, écrivait déjà saint Ignace d’Antioche, s’opèrent dans les silence. Cette assurance est notre espérance. La création aussi « garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8,20-21). Espérer le salut de Dieu, espérer en l’homme, ne serait-ce pas un beau témoignage pour les chrétiens à donner ensemble au monde ?
Avant de laisser la parole pour la clôture des travaux, je voudrais, en votre nom à tous, remercier le prieur, père Enzo Bianchi, et toute la communauté de frères et des sœurs, ainsi que tous ceux et celles qui ont aidé (y compris les traducteurs et les traductrices) pour l’hospitalité généreuse, discrète et souriante.
Conclusions rédigées au nom du comité scientifique
par MICHEL VAN PARYS