Conclusioni
Conclusions - Antony the Great 2025
5th september 2025
du père Michel van Parys
Nous arrivons à la conclusion de notre 31e Colloque de spiritualité orthodoxe, consacré cette année au ‘Père des moines’ d’Orient et d’Occident, saint Antoine le Grand.
Les relatrices et relateurs, qui méritent toute notre gratitude, nous ont présenté le contexte ecclésial et humain dans lequel la longue vie de saint Antoine s’est déroulée (250/251-356), les principales sources littéraires ensuite qui nous permettent de connaître sa conversion ascétique comme ses combats contre le Malin et sa doctrine spirituelle, l’héritage enfin qu’il laisse aujourd’hui aux moines et moniales, à savoir leur vocation à servir Dieu, les Eglises et l’humanité. Il s’agit en quelque sorte d’un triptyque, dont le panneau central serait l’exemple et la doctrine monastiques de saint Antoine relatés par les sources littéraires.
1. Le contexte ecclésial et humain
«Antoine est un personnage que l’histoire a du mal à cerner. Tant de problèmes se sont accumulés dans la recherche sur lui comme acteur concret et comme auteur de lettres, qu’il semble tout naturel qu’une ombre de doute s’étende sur les témoignages les plus anciens relatifs à sa vie et aux textes qui lui sont attribués», nous a dit en ouverture de sa conférence Alberto Camplani. Est-ce que l’Antoine de la Vie écrite par saint Athanase d’Alexandrie, chef d’œuvre et prototype de l’hagiographie monastique, ne reflèterait pas plutôt la figure du moine ermite selon le cœur de l’évêque, conforme à l’idéal hiérarchique soucieux d’intégrer son charisme, face au schisme mélécien, au service de l’unité de l’Eglise? Que dire du corpus de sept Lettres adressées par s. Antoine à des colonies ou communautés monastiques? Si on admet leur authenticité, et je suis personnellement enclin à le faire, elles nous font découvrir la plus ancienne et fascinante vision d’une théologie monastique, en parallèle à celle des milieux pacômiens. Autant dire que notre saint, directement ou indirectement, a été confronté, comme l’atteste aussi la Vie, aux courants gnostiques, philosophiques, manichéens et ascétiques florissants dans l’Egypte de son époque. Une ambiance particulière donc: Antoine, comme son compatriote le philosophe néo-platonicien Plotin, avait honte d’avoir un corps, selon Athanase… Est-ce que les enseignements et les débats de l‘école catéchétique d’Alexandrie (le didaskaleion) ont influencé le jeune ascète? Voilà quelques questions que l’approche historique pose et qui nous permettent de mieux situer le saint moine dans son milieu humain et ecclésial copte.
Nous avons eu un guide sûr pour notre visite archéologique de l’Egypte dans la seconde moitié du 3e siècle dans la personne d’Ewa Wipszycka. La visite nous a valu quelques surprises… Koma, le lieu de naissance d’Antoine, n’était pas un village quelconque de Moyenne-Egypte, mais une petite ville. Sa famille était aisée, sinon très aisée, propriétaire de plus de 80 hectares de terres fertiles. Le futur ascète a reçu une bonne éducation et probablement quelques rudiments de grec. Mais le tombeau dans lequel il s’est retiré selon s. Athanase est introuvable. Il fait donc partie de la mise en scène athanasienne du combat à mort d’Antoine avec le diable et ses complices, mise en scène très différente de la sobriété du même combat tel que le décrit la Lettre IV. La forteresse dans laquelle Antoine vécut pendant 20 ans une solitude radicale, l’option du grand ou profond désert, est par contre parfaitement identifiable. Ses amis l’en arrachent en 305. Antoine a 55 ans. Il s’établit près de Pispir, la montagne extérieure, solitude relative proche du Nil. A la recherche d’une solitude plus totale Antoine trouve refuge dans l’oasis de Wadi Araba à 45 kilomètres de la Mer Rouge (la montagne intérieure). Les 50 dernières années de sa vie néanmoins le saint se rend à intervalles réguliers à Pispir pour y rencontrer laïcs et moines, et par deux fois même à Alexandrie (311 et 337).
2. La figure de s. Antoine d’après les principales sources littéraires
Nous disposons de trois sources principales, que je présenterai par ordre chronologique : les Lettres, la Vita écrite par s. Athanase, les Apophtegmes. Nous en avons pris conscience : les sources divergent et convergent. Elles divergent partiellement lorsque nous posons la question de leur véracité factuelle historique ; elles convergent dans les enseignements du Père des moines touchant les essentiels de la vie chrétienne et monastique : l’obéissance à la Parole de Dieu, le discernement des esprits et l’expérience vécue du combat victorieux contre le Malin. C’est là ce que les traditions monastiques d’Orient et d’Occident ont reçu et reçoivent du charisme de s. Antoine.
Les Lettres
Un corpus de 7 Lettres attribuées à s. Antoine nous est parvenu, non pas en copte, ni même en sa traduction grecque, attestée dès 392 par s. Jérôme, mais grâce à plusieurs versions anciennes faites sur le grec. Certains mettent en doute leur authenticité. Un argument important en faveur de leur authenticité antonienne est la version arabe faite directement sur le texte copte perdu. Le texte arabe fait partie d’un corpus plus ample de 20 lettres, incluant des lettres d’Ammonas, disciple d’Antoine. La version arabe a manifestement édulcoré les passages les plus ‘ésotériques’, mais elle fait lire le 17 janvier, jour de la fête du saint, la 8e lettre, dans laquelle selon elle la doctrine spirituelle du Père des moines est résumée. La réception continue par la tradition monastique copte des Lettres depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours me semble un argument fort en faveur de leur authenticité substantielle.
Dans un livre posthume (2004) mon vénéré maître Antoine Guillaumont avait intitulé sa vision d’Evagre Un Philosophe au désert. Evagre le Pontique . Samuel Rubenson nous a rappelé ce titre provocateur en donnant comme titre à sa propre conférence: «Le premier théologien du désert : les Lettres d’Antoine et la naissance d’une théologie monastique en Egypte». Son exposé dense nous a proposé à grands traits la doctrine théologique du ‘Père des moines’. Nous lui savons gré de ces pages précieuses qui nous ouvrent l’intelligence d’une pensée difficile. Il nous a rappelé sa découverte des Lettres en arabe au monastère de St Macaire de Scété en 1980. Depuis lors Rubenson nous a offert l’étude de référence incontournable sur les Lettres (1990/1995). La synthèse qu’il nous as offerte ouvre la voie aux futures recherches. Est-ce que l’Antoine des Lettres est le même que l’‘illettré’ mais ‘enseigné de Dieu’ de la Vie? Est-ce qu’Evagre est un authentique héritier, comme il le lui-même revendique, de la théologie d’Antoine?
Nous arrivons, au centre du panneau central de notre triptyque, au document capital: la Vie écrite par s. Athanase d’Alexandrie, très peu de temps après la mort de notre saint.
Le grand théologien libéral Adolf von Harnack avait jadis qualifié la Vie de «livre le plus délétère jamais écrit». Plus justement saint Grégoire de Nazianze dans une homélie prononcée à Constantinople (oratio 21, 5) en 379 ou 380 avait déclaré: «lui-même (Athanase) écrivit la vie du divin Antoine en guise de règle monastique, à la manière d’un récit». Athanase lui-même exprime clairement son intention: «La vie d’Antoine est pour les moines un modèle excellent» (Vie 1, 3).
Andrew Cain nous a présenté le status quaestionis des études sur la Vie : «L’auteur, les sources, les destinataires et le but de la Vie d’Antoine». Parmi les savants un certain consensus est atteint. Alors que dans le passé la Vie a été considérée comme la source principale de la figure d’Antoine, les études des dernières décennies ont établi que la Vie reflète aussi et d’abord les intérêts ecclésiastiques, théologiques et ascétiques de l’archevêque d’Alexandrie. Est-ce à dire qu’elle est dépourvue de valeur historique? Certes non! Mais Athanase, cinq fois exilé, mène le combat sur plusieurs fronts : la défense doctrinale de l’homoousios du Concile de Nicée, la réduction du schisme mélécien et de son monachisme, l’intégration ecclésiale d’un mouvement ascétique citadin et campagnard protéiforme, l’extirpation de l’idolâtrie de souche égyptienne ou hellénistique, le manichéisme, la défense de la Croix contre le mépris des philosophes païens…
Daniel Lemeni a analysé le long discours qu’Athanase met sur les lèvres de s. Antoine quand il quitte la forteresse où il a vécu pendant 20 ans, au moment de son épiphanie comme ‘Père des moines’ (Vie §§ 16-43). Il enseigne ce qu’il a appris d’expérience au sujet de l’ascèse du corps et de l’âme, par le combat spirituel jusqu’aux extrêmes limites de ses forces physiques et psychiques. Son discernement spirituel ne se limite pas uniquement à la reconnaissance des esprits ennemis, il enseigne aussi comment les combattre. Nous sommes presque tous ici ignares du combat du ‘désert profond’. Lemeni le cerne bien : «Le désert illustre le concept de la metanoia fondée sur la discipline ascétique et le combat spirituel. Vivre dans ce désert signifie réévaluer sa vie, parce que le désert est le lieu du changement intérieur, et pas de la paix extérieure. Le désert est le lieu de la rencontre fondamentale et pas de la fuite facile. Il est le lieu du repentir…». J’ai personnellement eu le privilège d’accompagner pendant près de 30 ans un confrère qui a vécu sa vocation érémitique dans la propriété de mon monastère. Il lisait très souvent la traduction de B. Lavaud de la Vie d’Antoine, et il avait souligné au crayon des passages, et quelques fois me disait en me saisissant la main à propos du combat des pensées: «C’est vrai ! C’est vrai !». Antoine a exploré les limites abyssales de l’âme humaine. Et peut-être seul celui ou celle qui a affronté le désert profond et soutenu le combat de la solitude, peut le comprendre d’expérience.
«Il s’est lui-même fait homme, pour que nous soyons faits Dieu; et lui-même s’est rendu visible par un corps, pour que nous ayons quelque notion du Père invisible; et il a supporté lui-même les outrages des hommes, pour que nous ayons part à l’incorruptibilité». S. Athanase résume ainsi le propos de son traité «De l’Incarnation» (54, 3 ; SC 199, pp. 458-459) par cette triple proposition. Eirini Artemi nous a introduit dans la théologie de la déification d’Athanase en s’appuyant sur cette assertion. La déification est la transfiguration de l’homme par l’Esprit Saint. La divinisation de l’humain n’est pas absorption dans l’essence divine, mais participation par grâce aux énergies divines incréées, but dernier de la vie chrétienne. Saint Antoine est le modèle du croyant divinisé : en renonçant à ses biens et en se purifiant des passions peccamineuses il accède à l’illumination spirituelle, et au-delà à l’union à Dieu, en communion constante avec lui, devenu un ‘théophore’ rayonnant de la beauté du Verbe Incarné transfiguré.
Dom Ignasi Fossas s’est demandé pour nous si le traité «L’épitre à Marcellin» d’Athanase peut nous aider à comprendre la Vie de s. Antoine. Il est vrai que ce petit traité sous forme de lettre n’a pas livré encore tous ces secrets. Qui est cet ancien anonyme (geron) qui initie son archevêque à la manière chrétienne de prier les Psaumes? Il est vrai que la «Lettre à Marcellin» fait partie des nombreux écrits au IVe siècle (scolies, homélies et commentaires) qui désirent aider chrétiens, ascètes et moines, à prier les Psaumes à la lumière de l’Evangile (voir les travaux de M.J. Rondeau). Le défi était pastoral, et ajoutons-le, il l’est encore aujourd’hui ! Les Psaumes énoncent des prophéties sur le Christ Sauveur. Ils nous aident à nous connaître nous-mêmes, comme dans un miroir. Ils nous donnent les paroles justes pour prier Dieu. Le Seigneur lui-même est notre maître de la prière des Psaumes, personnelle et communautaire. Enfin, le chant des Psaumes favorise la paix et la sérénité intérieure. La Vie d’Antoine donne de fréquents exemples de sa pratique de la prière des Psaumes et de leur valeur thérapeutique et latreutique.
Troisième source littéraire sur saint Antoine : les Apophtegmes. Moa Cristina Airijoki nous les a présentés sous le titre «Abba Antoine: l’image, l’autorité et les enseignements du ‘Père des moines’ dans les Apophtegmata Patrum». Les deux grandes collections des dits des Pères du désert sont l’alphabético-anonyme (PG 65) et la systématique (Sources Chrétiennes). Dans leur forme actuelle elles ont été constituées en grec en Palestine, environ 150 ans après la mort du saint. Elles sont les témoins de la réception diversifiée et actualisée de la paternité d’Antoine. Saint Antoine ouvre la théorie des Pères du désert dans la collection alphabétique avec 38 sentences.
Le premier apophtegme nous instruit d’emblée sur la primauté charismatique d’Antoine, ‘Père des moines’, prémices et exemple par excellence des saints solitaires. Signalons en passant que la collection syriaque des Apophtegmes d’Anan Isho de Beth ‘Abhé commence par s. Arsène et le présente, conformément au type de vie monastique dominant dans les Eglises de traditions syriaques, comme le modèle idéal à imiter.
Ecoutons ce premier apophtegme d’Antoine: «Le saint abba Antoine un jour dans le désert tomba dans l’acédie et dans une profonde confusion des pensées. Il dit à Dieu : ‘Seigneur, je veux être sauvé et mes pensées ne le permettent pas ! Que puis-je faire dans ma peine? Comment pourrai-je être sauvé’? Il se leva et sortit à l’extérieur et voit quelqu’un comme lui, assis et travaillant, se levant ensuite de son travail et priant. De nouveau il s’assit et tressa la corde, et ensuite se leva de nouveau pour prier… C’était un ange du Seigneur, envoyé pour corriger et rassurer Antoine. Et il entendit l’ange lui dire : ‘Fais ainsi et tu seras sauvé’. A ces paroles il éprouva une grande joie et prit courage, et agissant de la sorte il se sauva ». Quelques remarques… Point de démons mais des pensées de découragement dépressif et de non-sens. Quand pareille épreuve survient, le moine doit recourir au discernement d’un père spirituel. Antoine étant le premier moine selon l’apophtegme n’en pouvait pas en avoir. Dieu envoie donc un ange, qui ne développe pas un trait é enseignant la lutte contre l’acédie, mais montre comment la combattre concrètement : ora et labora. Le premier apophtegme d’Antoine est comme le code d’accès au combat spirituel du solitaire. Les apophtegmes d’Antoine par ailleurs mettent en valeur un aspect du discernement moins accentué dans les Lettres et la Vie, la mesure ou discrétion à garder dans l’ascèse. Les Apophtegmes donc s’intéressent à la doctrine d’Antoine plutôt qu’à son parcours historique.
Nous avons admiré un choix de représentations iconographiques et picturales du ‘Père des moines’ dans l’Orient chrétien grâce à Raphaëlle Ziadé.
La conférence de Nikolaos Kouremenos peut servir de transition vers le 3e volet de notre triptyque : «La Vie d’Antoine, un texte-pont dans le développement de l’hagiographie et de la littérature monastiques entre Orient et Occident». La Vie de s. Antoine par s. Athanase constitue un texte fondateur qui a servi de grammaire de la vie monastique de l’Egypte jusqu’en Gaule, en Syrie, en Arménie, en Ethiopie, dans les mondes arabe et slave, et bien au-delà aujourd’hui. Les traductions en toutes les langues de l’Antiquité chrétienne l’attestent. Son rayonnement spirituel déborde largement son indéniable rayonnement culturel. Elle indique les axes spirituels de la vie monastique : le combat contre le Malin et le discernement, la paternité spirituelle, la prière incessante, l’ora et labora, la mémoire de la mort, le repentir toujours offert et la miséricorde de Dieu, la communion ecclésiale et humaine forgée dans la solitude devant Dieu.
3. L’héritage de saint Antoine aujourd’hui
Porphyre Georgi nous a parlé de la paternité spirituelle : «Antoine et ses disciples: aux origines de la paternité spirituelle». Toute paternité chrétienne a sa source dans la paternité de Dieu Pére, et de celui qui est l’image parfaite du Père, Jésus le Christ. S. Antoine est devenu image de Jésus, icône du Père, et en tant qu’imitateur du Seigneur, un maître et père spirituel pour d’innombrables fils et filles. En lui nous découvrons les traits essentiels du père spirituel : la charité humble, le charisme de l’enseignement du maître spirituel, la prière d’intercession pour les fils que Dieu lui confie et pour tous et toutes, le discernement entre le bien et le mal, et entre le bien et le bien. Il nous a rappelé également qu’il n’y a pas de ‶père″ sans fils. La paternité n’est pas à sens unique. Elle est au service de la croissance humaine et spirituelle de la liberté chrétienne en acte du baptisé.
La réponse de s. Jean Baptiste à ceux qui voulaient susciter sa jalousie au sujet de Jésus, qui faisait plus de disciples que lui, le résume parfaitement. «Celui qui a l’épouse est l’époux. L’ami de l’Epoux qui se tient-là et entend sa voix, éprouve une grande joie à la voix de l’Epoux. C’est là ma joie à moi qui est totale. Lui (Jésus) doit croître et moi je doit dimunuer» (Jn 3,29-30). Le père spirituel est l’ami de l’Epoux…
Enfin, nous sommes redevables, moines et moniales, au métropolite Cyrille de Krini d’un bel encouragement à contribuer à la communion entre nos Eglises. Le monachisme en Orient et en Occident se veut une vie sous la conduite de l’Evangile. Ne rien préférer ni personne au Christ Jésus, enseigne s. Benoît. Saint Antoine est notre père et exemple. Bien sûr, au cours de l’histoire, des différences sont apparues. Plutôt que de les ériger en divergences, reconnaissons notre inspiration commune, venant de s. Antoine et des Pères du désert. S. Jean Cassien et s. Benoît ont reconnu leur dette à leur égard. Nos divergences tiennent davantage à la culture et à l’histoire qu’à la théologie. Le monachisme oriental insiste davantage sur la prière du cœur et la contemplation, le monachisme latin sur la fraternité et le service. Les deux sensibilités vécues sont complémentaires, tournées qu’elles sont vers le Seigneur Jésus qui vient. Le monachisme rappelle aux Eglises et à l’humanité que ce monde passe, alors que la communion avec Dieu demeure l’unique nécessaire.
Conclusions plus personelles
Nous aurions pu élargir notre enquête sur la figure et la signification de s. Antoine, père des moines, au-delà de ce que nous avons entendu. Les Lettres certainement susciterons encore nombre de recherches.
Nous aurions pu aussi nous demander pourquoi s. Nicodème l’Hagiorite a placé en tête de la Philocalie une centurie en 170 chapitres attribuée à Antoine, en fait un ‘Epictète chrétien’. Mais Nicodème, bon connaisseur des philosophies de l’Antiquité, ne se serait-il pas souvenu des disputes d’Antoine avec les philosophes rapportées dans la Vie et du grand discours aux moines (§§ 16-43 et 72-80), dans l’intention inavouée de compléter ou de rectifier l’image athanasienne du moine Antoine philosophe illettré?
Le siècle des Lumières et le rationalisme n’ont pas réussi à faire disparaître les démons de notre monde. Un confrère bénédictin, Anselm Grün, auteur de quelques dizaines de livres de spiritualité best-seller, traduit en plus de 30 langues, vient de publier un livre sur le combat spirituel du chrétien contre le Malin et ses complices Widerstehen und Wachsen. Die Macht des Dunklen in unserer Zeit – und wie wir ihr entgegentreten(«Résister et croître. Le pouvoir du Malin en notre temps, et comment l’affronter»). Les Évangiles et les Pères du désert y occupent évidemment la place qui leur revient. S. Antoine reste un maître actuel du discernement et de l’art du combat contre le péché et le mal.
Le père des moines reste aussi le modèle de l’authentique père spirituel. Nos Eglises ont vécu et vivent encore une grave crise de la paternité spirituelle, aussi bien dans ce que les catholiques appellent les ‘nouvelles communautés’ et les orthodoxes le ‘gherontismos’ ou en russe le ’mladostartchestvo’. Je me permets de rappeler la récente publication à Bose (2025/2022) du livre d’Angeliki Tzouvali, Come accompagnare nella fede? («Comment accompagner dans la foi?»). Ecoutons ce que nous en dit l’extraordinaire ouverture du discours d’Antoine aux moines au début de sa mission ecclésiale: «Un jour, comme il sortait, tous les moines vinrent à lui et demandèrent à entendre quelque parole de sa bouche. Alors il leur dit en copte: ‘Les Ecritures suffisent à notre instruction, mais il est bon de nous encourager mutuellement et de nous réconforter par des paroles. Vous, comme mes enfants, en disant ce que vous savez, vous apportez quelque chose à votre père, et moi, comme votre aîné par l’âge, je vous transmets ce que je sais et dont j’ai fait l’expérience’» (Vita 16, 1-2). Tout est dit. Les fils ont quelque chose à donner au père spirituel et ce dernier leur offre ce qu’il sait pour en avoir fait l’expérience. Mais tout se vit dans l’obéissance, celle des fils et du père, à la Parole de Dieu.
Laissons la dernière parole de notre conclusion à saint Antoine lui-même. Une des toutes dernières paroles de s. Antoine à ses disciples, et à nous, recommande : «Respirez toujours le Christ» (Vita 91,3 τὸνΧριστὸνἀιεὶἀναπνεῖτε).